lundi 16 février 2015

Une Chine sans valeurs


Les valeurs dites occidentales sont attaquées sur deux fronts : le front islamiste avec la violence que l’on sait et la résistance chinoise. Parlons cette fois-ci des Chinois. Le Président Xi Jinping qui fut annoncé par les Sinolâtres professionnels comme un chef d’Etat éclairé, voire ouvert aux idées occidentales, se révèle un adepte du despotisme oriental, assez proche de Mao Zedong. Après avoir éliminé ses rivaux à la tête du Parti communiste en les accusant de corruption (Mao aussi multipliait les “campagnes” contre la corruption pour consolider ses pleins pouvoirs), le Président chinois restaure sur les médias, dans les écoles et les universités, une chape de plomb idéologique que les Chinois n’avaient pas connue depuis les années 1980. Il est désormais interdit dans les manuels scolaires, dans les journaux et à l’université, de faire la moindre allusion à ce que Xi Jinping considère comme valeurs occidentales : démocratie, liberté d’expression, état de droit, justice indépendante… On épargnera au lecteur la liste exhaustive de ces interdits qui sont tous des déclinaisons de la liberté de penser par soi-même. L’innovation remarquable apportée par le régime actuel est de ne pas inviter les Chinois à critiquer ces valeurs occidentales, mais d’en censurer la mention. Ce que l’on considérera comme une régression par comparaison au Maoïsme : quand Mao lança sa célèbre campagne contre le Confucianisme à la fin des années 1960, les étudiants devaient étudier Confucius pour mieux le détruire. A l’heure présente, les Chinois sont invités à ne pas penser du tout, à faire comme si ces valeurs occidentales n’existaient pas, comme si ne pas les nommer suffisait à les faire disparaître.
La démarche est d’autant plus étrange que la pensée occidentale bannie n’est remplacée par rien. Dans la Chine ancienne, les valeurs occidentales étaient connues et discutées (elles menèrent à la chute de l’Empire et à la Révolution républicaine de 1911), le marxisme fut étudié et adapté au contexte chinois et les lettrés chinois, de toute éternité, se querellaient entre Bouddhistes, Confucianistes et Taoïstes. Quand Mao Zedong s’en prit à la démocratie, au marxisme soviétique puis au Confucianisme, ce fut pour les remplacer par une idéologie de substitution, la sienne : cette pensée Mao était rassemblée dans un Petit Livre Rouge que les Chinois devaient apprendre par coeur, également destiné à l’exportation. Ce Livre Rouge d’un simplisme affligeant emporta l’adhésion des foules et de quelques intellectuels au temps de la Révolution culturelle (1966-1976) – en Chine et en Occident. Ces valeurs maoïstes étaient essentiellement nihilistes : Mao, comme Marx, était plus disert sur l’ordre ancien qu’il convenait de détruire que sur l’ordre nouveau à construire.
Xi Jinping ne propose pas de Livre Rouge : moins ambitieux que Mao, il rapproche plutôt la Chine du 1984 imaginé par Orwell, fondé sur l’obéissance décervelée aux ordres du Parti. Comme le Parti ne pense pas, ne se réclame plus d’aucune philosophie, dogme ou religion, nous n’assistons pas à une querelle de substance entre valeurs occidentales et valeurs chinoises : le gouvernement chinois n’exporte rien à penser, il n’exige que l’obéissance de ses sujets et, si possible, la servilité des non-Chinois. La puissance des nations s’appuie d’ordinaire sur un modèle politique, un corps de doctrine, une idéologie, bref, des valeurs que l’on partage ou pas. La Chine nouvelle est vraiment nouvelle puisqu’elle ne prétend pas être autre chose que ce qu’elle est ou ce qu’elle dit qu’elle est. Ce qu’est la Chine dans cette rhétorique singulière est ce que le Parti communiste en dit, le Parti répètant ce que le Président Xi Jinping lui dicte. Evidemment, on entre là dans le royaume de l’absurde : il est impossible d’imposer à un milliard et demi de Chinois ni de ne pas penser du tout, ni de les contraindre à penser comme le chef qui ne pense pas.
Cette dé-valorisation de la Chine n’en fait pas moins des victimes : tous ceux qui en Chine ne peuvent s’empêcher, malgré tout, de penser par eux-mêmes, se retrouvent accusés de corruption, ou de complot contre la sécurité de l’Etat. Pour les jeunes Chinois, l’esprit critique se manifestait de tradition sur le web ; mais le voici de plus en plus censuré. Il reste la fuite, 300 000 étudiants partent chaque année à l’étranger, en particulier aux Etats-Unis. Leur rêve est de revenir en Chine pour y faire fortune mais, dans la mesure du possible, avec une carte d’identité américaine pour échapper à la police de la pensée.
Pour nous autres Occidentaux, comment réagir ou au moins réfléchir à ce nouvel impérialisme de la non-pensée ? La priorité est de ne pas être dupe : les valeurs dites occidentales sont en vérité universelles, ce pourquoi Xi Jinping ne sait pas comment s’en débarrasser, insigne d’un grand désarroi. Le désir de commercer avec la Chine, louable, ne doit donc pas nous aveugler sur la fragilité de ce régime. Aimer la Chine et souhaiter (il faut le souhaiter) que le peuple chinois échappe à la pauvreté – deux tiers de la population végètent dans une misère absolue – n’exigent pas de servir le Parti communiste chinois : distinguons la nation et ses dictateurs. Ceux-ci sont dangereux précisément parce qu’ils ne pensent pas, parce qu’ils n’ont pas de valeurs : ce qui en tient lieu est leur culte de l’argent et de la force. Pas rassurant : on préférerait un débat véritable où chacun apprendrait de l’autre et à vivre ensemble. C’est dans l’immédiat, sans espoir.

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